Sur un cahier d’écolier, j’écris à D quelques délires que j’ai dans la tête et dont je n’avais pas eu le temps de lui parler.
Comme j’aime supporter sur mon dos le poids d’un homme qui vient de prendre son plaisir sur moi et qui reste sans bouger, “lourd comme un cheval mort” comme on dit dans les chansons où vraiment c’était tellement une bonne baise que l’on se demande si c’est la peine de se relever pour aller vaquer à des occupations futiles ou ennuyeuses, ou fatigantes, vu qu’on est déjà assez naze comme ça.
Je lui écris que je resterai comme ça, sur le ventre avec le poids d’un homme sur moi, pendant des heures, pourvu que je puisse atteindre du tabac pour fumer, et une tasse de café. J’ai une accoutumance de longue haleine à ces deux produits, que je compte satisfaire aussi longtemps que je ne suis pas naufragée sur une île déserte. Pour avoir lu des récits de naufragés je sais que rien ne pousse à la légère sur les îles désertes.
J’ai zappé d’écrire à D comment mon cœur s’était serré d’amitié et de respect lorsqu’il m’a raconté qu’il avait coupé ses cheveux (ses longs cheveux bouclés ! un véritable sacrifice) pour affronter je ne sais quel censeur dans une entrevue dont dépendait l’attribution d’une nouvelle fréquence sur la bande F.M. J’ai compris à quel point sa radio était une partie de lui même, et plus je réfléchissais, plus je me représentais D comme le cœur d’un organisme dans le coma, et qui va rechercher son âme jusque dans les Limbes pour reprendre sa vie et son autonomie.
Alors, comme un appel aux puissances occultes j’ai collé un scan de la photo prise au Viêt-Nam. On voit Elisa, son visage épanoui, son sourire tendre, son fils Thibaud dans ses bras. Elle a un petit singe sur l’épaule.
<cite>vie-de-tigresse.over-blog.com</cite>
Elisa a essayé de se tuer le premier avril de cette année, mais ce n’était pas pour faire un poisson d’avril.Elle a coincé entre le chambranle et la porte la ceinture de sa robe de chambre et s’est laissée glisser dans le nœud coulant, toute molle jusqu’à perdre connaissance, et la ceinture a continué à l’étrangler.
G l’a trouvé morte et l’a décrochée pour lui faire un massage cardiaque en attendant les secours, SAMU, pompiers.
Trois mois de coma profond, sans aucune réaction aux stimuli.
Assistance respiratoire par machine, sonde stomacale pour son alimentation.
En juillet, elle a bougé une paupière, et puis une deuxième fois ; elle s’est mise à respirer toute seule.
On l’a mise sur un fauteuil roulant. Une infirmière lui donnait de la compote avec une petite cuiller et lui changeait ses couches.
Des escarres se sont formées parce qu’elle ne bougeait pas. On l’a mise sur un lit fait d’air brassé et de bulles d’eau, ceux que l’on réserve pour accueillir les grands brûlés qui doivent se reconstituer la peau sous peine de mourir par déshydratation.
Elle ne peut pas parler ni se servir de ses jambes ou de ses bras. Elle ne peut que cligner des paupières. Elle est toujours alimentée avec un tuyau qui lui pèse sur la lèvre ; un jour elle a serré si fort pour sectionner le tuyau (ou pour hurler, muette, son incommensurable désespoir ?) que toutes ses dents se sont cassées les unes sur les autres.
Gérald va la voir tous les jours. Il vient avec des huiles parfumées pour lui masser les jambes et les pieds. Il vient avec un magnétophone et des cassettes de ses songs préférées.
Il l’enregistre et me passe la bande au téléphone : quinze minutes d’un sanglot douloureux, grave et haché.Je demande grâce. C’est insoutenable.
Je ne sais plus très bien tout ce que j’ai écrit à D, mais je me souviens que je confirmais le rendez-vous pris pour le mercredi suivant.
J’étais dans un état de nervosité extrême, parce que la Cour d’Appel devait décider du sort de ma petite famille ce jour même.
Une nuit blanche à la radio de D m’aiderait à faire couler le temps jusqu’à cette épreuve programmée de si longue date, et dont l’issue devait déterminer le cours de notre vie. Et j’étais heureuse de l’occasion de contempler encore le visage solaire de D, qui est vraiment beau à voir, et de passer quelques heures près de la chère carcasse de JPB, auprès de qui ma propre carcasse se laissait aller obscurément à une éventualité apaisante.
J’avais demandé à Emmanuel de passer la soirée à la maison. Je culpabilise de laisser les enfants tous seuls et je m’arrange pour que cela n’arrive jamais. J’ai eu peur qu’Emmanuel ne cerne pas le vrai mobile de mon anxiété, le prétexte qui m’avait fait accepter d’organiser ma nuit de cette manière.
J’étais mal à l’aise de penser à cette séance de tribunal et je voulais étouffer les voix des augures néfastes.
Alors, dès que j’arrivai à la radio, je prévenais D que je n’avais que la permission de minuit, mon fiancé régulier m’attendait à la maison et je ne le reverrais plus jamais si j’outrepassais la consigne.
D a l’habitude de ce genre de situation et ne craint pas de s’impliquer personnellement pour concilier les tendances divergeantes. Il passe tout le temps qu’il faut pour vous amener vers un climat confidentiel et vous dévoile, sans brutalité mais sans équivoque, le côté paradoxal ou contradictoire de votre argumentation.
Au bout de trois quarts d’heure, D est revenu et m’a dit de prendre ma place au standard près de JP, qu’il avait expliqué à Emmanuel que tout était propre et calme et qu’il pouvait continuer à regarder le match de foot avec son copain.
J’avais la permission illimitée.
Les invités, des amis afghans, sont arrivés et il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour être complètement dépassée et prouver mon incapacité à être de quelque utilité à JP qui, rappelons-le, ne m’avait pas attendu pour savoir comment tenir ses sept heures d’affilée devant le micro en accomplissant parfaitement synchro toutes les tâches sans aide de personne.
Il y avait deux téléphones et un interrupteur, j’ai tout mélangé.
J’étais impressionnée par l’insolite de cette situation; par la gravité du sujet (l’armée de l’air américaine faisant de l’Afghanistan un champ de mines, la population civile abordant la période de ramadan sous la neige et les colis de peanuts butter et autres denrées inconsommables largués par ces mêmes avions qui lâchaient les bombes...) et la présence toute proche de ce type au charisme fort.
Immersion soudaine dans une réalité surnaturelle. Je tremblais d’étonnement d’être à ses côtés et je me souviens qu’il a brusquement tourné son fauteuil de façon à être pile en face de moi, comme pour demander : “Mais, qu’est-ce que tu fabriques ?”.
Il a pu croire que j’étais de mauvaise volonté ou que je m’amusais à faire du sabotage. J’ai articulé fermement, sans bafouiller, c’était ma seule chance qu’il m’accepte, j’étais incapable de me maîtriser ou de coordonner mes mouvements : “Je n’y arrive pas. Je ne sais pas le faire.”
Je voulais être sincère et je ne voulais pas continuer à planter son émission. D s’est fâché et m’a demandé de partir. “D, ça fait trente ans qu’ils essaient de me réduire au standard”, ai-je dit pour sauver l’honneur.
En revenant vers ma voiture pour rentrer à Saint-Cloud je ne m’étais jamais sentie aussi légère, mes pieds nus effleuraient à peine le trottoir et, si ma prestation avait été foireuse du point de vue de la fonctionnalité, mon corps avait la fierté épanouie et victorieuse des rebelles à toute robotisation.
Ma prestation suivante, “défenderesse” à la Cour d’Appel de Versailles, ne fut pas des plus brillantes non plus. Encore toute interdite d’avoir déplu si radicalement à D, je ne touchais cependant plus la terre d’avoir été si proche de son copain. La vie entière me semblait irréelle et drôlatique, mais je n’arrivais pas à faire sonner le rire qui m’emplissait.
J’arborai, rayonnante, le sourire des imbéciles heureux.