sschhuuuttt ...
Le temps flotte autour de nous depuis si longtemps
nous ne cherchons pas à le figer, nous lui sourions tendrement et paresseusement
C’est Emmanuel surtout qui a le talent de se caler sur un faisceau horaire et spatial, et couler avec lui. Silencieux et calme, il reste assis devant le guéridon, tout de guingois sinon il n’a pas de place pour ses jambes, à faire évoluer les pièces de bois sur un tapis de feutre où sont dessinées les cases d’un échiquier.
Il absorbe et diffuse simultanément une luminosité mate, concentrée et immobile. Sans changer de posture, il passe le temps à lire : des bouquins de philosophes allemands, de la poésie, des biographies, des problèmes d’échecs, des sourates du Coran, des versets de la Bible, des trucs de parapsychologie
Les écouteurs en forme de pastilles enfoncés dans les oreilles, il écoute la radio. Quand nous sommes allongés l’un près de l’autre sur mon lit ou sur le sien, il me donne une des pastilles, on n’a plus l’effet stéréo mais on entend ensemble les gens qui parlent, les gens cultivés qui parlent à la radio et ont toujours à mettre en forme verbale quelque commentaire édifiant...
J’apprécie réellement ce talent qu’ont les grandes personnes qui parlent à la radio de donner l’illusion de connaître parfaitement un sujet et de dérouler des phrases fluides où tous les mots se révèlent et disparaissent, comme les colombes qui jaillissent des foulards colorés des illusionnistes, et s’envolent et se métamorphosent en bougies allumées
En Ile-de-France nous sommes les jet-setters de la bande f.m.
Dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres autour de Paris nous sommes exemptés du matraquage pubs et tubes que subit en province le malheureux citoyen qui au fond de son atelier, ou de son lit d’hôpital, ou de sa boutique de yoyos, veut bosser en musique ou seulement entendre une voix qui parle, une voix dont il peut réguler le volume sonore, qu’il peut interrompre ou faire taire à tout moment. C’est injuste qu’il ne puisse tirer de son poste de radio que des spots récurrents pour la superette de proximité, ou les clameurs de surprise de l’auditeur qui vient de gagner un camescope ou une semaine de vacances pour deux personnes dans un hôtel qui met un jacousi à la disposition des curistes.
A Paris, il y a tant de stations que vous êtes sûr de trouver celle qui parle votre langue, et qui vous jouera la chanson que vous aviez besoin d’entendre, ça vaut vraiment le coup de se hasarder à tourner le bouton.
Des années 1980, l’âge d’or des radios libres (on disait aussi “radios pirates”), de cette époque où la conquête de la bande f.m. avait la véritable saveur de la découverte, où chaque victoire scellait un groupe d’amis au nom de la liberté d’expression, envers et contre tout profit ou bénéfice de fric, on ne compte plus beaucoup de villages qui ont résistés à l’envahisseur. Radio Libertaire, Radio Alligre ont tenu bon. Disparues, Radio-Montmartre, Radio Nova, La Voix du Lézard, Carbone-14, Fun-Radio...
Je manque complètement d’informations sur l’évolution de ce phénomène. Si Radio Truc a toujours sa place, c’est pour avoir sacrifié aux idoles qu’elle avait piétinées pour faire sa vie. Radio Truc balance de la pub et n’a plus rien d’une radio libre
Radio Ici et Maintenant était peut être, de toutes, la station la plus vivante, et la plus prégnante, parce que son fonctionnement basique était l’interactivité.
En composant le numéro que l’animateur donnait sur les ondes, l’auditeur entrait de plain pied dans l’espace d’émission : il passait directement à l’antenne. Aucun filtrage. Totale liberté de sujet. Aucune contrainte de ton ni de vocabulaire, aucune limite d’âge, aucune sélection sur critères sociaux, appartenance religieuse, origine de naissance, niveau de culture ou facilité d’élocution.
On pouvait être complètement torché, ne connaître que quelques mots de français et n’avoir absolument rien à dire qui soit d’intérêt général, il suffisait d’être sincère et, si l’on était torturé de solitude, l’animateur le captait et vous laissait exprimer votre souffrance jusqu’à la dernière goutte. On pouvait aussi être en super forme et dire qu’on cherchait un mec (ou une nana) pour passer une nuit de baise.
On pouvait déclamer des poèmes faits maison, chanter une petite chanson, passer le bonjour à un pote enchristé.
On était vraiment à Paris.