Mon amour elliptique,
si pour toi ce dessin représente un anus au milieu d’une paire de fesses : alors là oui, tu es grave
Si ouâm je suis le rond noir, centre de gravité , toi où es-tu ? De grâce n’éloignez trop...
si tu vois un éléphant sud-ouest et un cheval à deux heures : tu vois bien qu’on n’est pas perdus.
... Bourre m’aime et me désire d’amour violent, inspecte fébrilement son courrier pour trouver ma lettre, n’en trouve pas, déchire ses vêtements et se couvre de cendres en signe de désespoir et de lamentation, recommence au courrier de l’après-midi, il veut lire ma prochaine lettre, rien d’autre ne compte pour lui. Sans transition, il n’en a rien à faire de mes lettres. Il veut Virginie, il veut Bérénice. Il veut Florence, celle qui est en prison. Je suis vraiment sans objet sur cette terre. Qu’elle aille donc se pendre !
Je ne fais pas ça parce que demain Andréane doit se lever pour aller à l’école et je veux la regarder prendre son bol de céréales. Mais, watchaaaaaa ! Ka-te-cho-de-go-cayenn... C’est comme ça qu’il travaille, Bourre. Il vous assassine en se tenant les côtes de rire, tellement il est content de son gag. Mais il fait bien attention de laisser bien vivant un petit morceau de vous, pour pouvoir recommencer une autre fois à jouer l’assassin qui se marre. Vraiment y’a pas de quoi se marrer. Pas drôle du tout.
Alors j’ai refait à son intention le coup du cahier d’écolier que j’avais déjà servi à Didier de Plège.
Je m’étais installée sur la table de travail dans la chambre de Andréane et j’avais décidé d’épancher une vraie violence et une vraie sincérité, en une vraie dernière fois pour n’avoir plus à souffrir de cette histoire d’amour virtuelle qui prenait des tournures de blague de potaches. Il me fallait trouver un achèvement à une situation amorcée et qui n’atteindrait jamais sa réalisation, mais d’une manière qui m’évite de ressentir la frustration d’une manière trop douloureuse ; et je voulais qu’il sache aussi que j’avais été si totalement, si outrageusement sincère que mon seul espoir de répit ne pouvait venir que de lui seul : il lui fallait admettre qu’un tel degré d’aliénation n’était plus supportable, je devais le forcer à prendre compassion de moi. “A fièvre de cheval, remède de cheval”, dit la sagesse des Nations...
Tous les copains avec qui j’ai parlé de cette aventure n’ont pas compris mon attitude kamikaze, parce que majoritairement ils aiment les périodes où ils sont amoureux et prennent le temps de les vivre bien, de faire une provision de jolis souvenirs, savent être fatalistes face à une expérience dont ils ne veulent pas imaginer avant l’heure qu’elle doit avoir une fin.
Je ne sais pas s’il y a lieu de souhaiter à quelqu’un de vivre une histoire d’amour à un tel niveau de violence. Et qu’est-ce qu’on peut savoir de ce qu’un “autre” peut vivre, puisqu’on est chacun dans sa peau, irrémédiablement. Ce qui fait souffrir c’est l’impossibilité de prendre du recul par rapport à soi-même, et surtout d’incorporer ces nouvelles sensations étranges à la vie que l’on avait déjà en cours. On ne peut rien entreprendre qui n’ait pour unique raison de sacrifier à la virulence de sa passion. Tout le monde alentour à disparu.
Il ne me serait pas venu à l’idée de faire un acte de provocation, au contraire je voulais faire mourir la tentation en l’écartelant sur ces pages, et faire savoir à Bourre que j’étais physiquement et moralement déchirée, et qu’il fallait me pardonner de n’avoir pas su trouver de meilleure issue.
C'est pas mal chaud, ce ne sont que des mots.
Bussy, la Place de l’Hôtel de Ville. Terminus. C’était limite mission impossible. Ne me demandes pas comment j’ai pu trouver mon chemin à travers ces banlieues toutes plus identiques les unes que les autres, parmi cet enchevêtrement de portions de voies carrossables, pas vraiment des rues ni vraiment des routes, bordées à fantaisie de panneaux indicateurs qui indiquent sèchement des directions qui ne me sont d’aucune utilité sur ce trajet que j’ai entrepris. Si j’avais roulé tout droit depuis le départ je serais déjà sous les palmiers de Hyères. Quand on roule tout droit on arrive toujours à la mer,
tu avais remarqué ? Le destin me réserve peut être d’arriver à Deauville quelque jour de grand vent, et le suave bonheur de courir pieds nus sur les planches en croisant des stars de cinéma, et d’aller demander aux C.R.S. maîtres-nageurs-sauveteurs que l’on me retire mon écharde (c’est obligé d’attraper une écharde lorsque l’on court pieds nus sur les planches à Deauville) au poste de secours entre de la confiserie “A la Marquise de Sévigné” et le marchand de bouées, de souvenirs et de couteaux de plage, tu sais les petits couteaux à manche de plastique bleu, vert ou jaune, à la lame arrondie, que l’on s’entraînait inlassablement à ficher tout droit dans le sable en attendant que la mer monte,
en attendant que ce soit l’heure d’aller jouer dans les petites vagues,
en regardant du coin de l’oeil la jetée de bois où le “tourbillon” prend racine, en gardant le coeur au ventre pour surmonter le double défi quotidien : se baigner au moins jusqu’aux épaules dans cette eau froide, salée et bouillonnante, et ne pas se laisser entraîner par le courant. Deauville, nos vacances de juillet, nous étions petits et nous ne savions pas qu’il fallait payer pour faire galoper son cheval sur la plage. Nous pensions qu’il suffirait d’attendre d’être grands pour que vienne notre tour, victorieux, triomphal. Pour les activités du petit club de la Plage, trampoline, labyrinthe, balançoire et oreilles de Mickey, nous pensions que nous étions déjà trop grands.
Restait le jeu du couteau. Sans me vanter, j’ai gardé le coup de main.
Bussy, la place de l’Hôtel de ville. Ce n’est pas le grand ciel de Manche, les nuages bien sages comme des petits moutons. C’est un ciel gris glauque, et la masse nuageuse et basse crève en petite bruine de saison. Je trouve une place, le long de la boulangerie. C’est bien ma veine : je ne peux pas m’offrir le luxe de laisser tourner le moteur, si proche d’un magasin à vocation alimentaire. Et il fait froid. Dans ma voiture, chauffage coupé, je goûte une volupté précaire, mes jambes allongées et détendues, mes mains jointes sous le menton. Les bruits de la ville se concentrent autour de mon habitacle et j’apprécie d’être cachée des gens par le voile de pluie qui s’est collé sur le pare-brise et les carreaux. Piétinements sur le trottoir, sur les marches de la boulangerie ; ils entrent en fouillant leur poche de la main libre, l’autre tenant un cartable ou un parapluie. Ils sortent en serrant comme un trophée leurs bâtards pétris d’innocence, comme une récompense à leur journée de labeur. De mon poste, je ne peux les voir que jusqu’à la taille, et si mes yeux devaient croiser les leurs j’y lirais tout le mépris et l’hostilité de l’honnête travailleur qui va chercher son pain à la tombée du jour, et qui tient pour moins qu’un chien cette catin qui vient jusqu’à Bussy pour se faire sauter. Ça va chercher son pain à la soupe populaire, et ça n’a rien d’autre en tête que de se faire écarter les cuisses... Et que ça la tuerait de se lever matin et d’aller faire sa journée d’usine, si c’est pas honteux madame et c’est pour des gens comme ça qu’on paie des impôts.
Le quidam travailleur s’en retourne au logis, où l’attend Dame Fidèle et nichée de têtes blondes, autour de la table dressée au cordeau sur la belle nappe bien lissée. Au centre, il dépose le pain symbolique, le fruit de sa sueur quotidienne, la clef de voûte de la nef familiale, le sel de la communion. Je me gonfle de vanité et de haine pour m’extirper de la voiture. Je vais marcher d’un pas déguisé de femme qui est venue pour ses affaires, et qui va téléphoner à la cabine sur la place. Nul n’est dupe : « Vise la ribaude, la fille publique dans la cabine publique... » Je suis complètement paranoïaque et mes doigts ne m’obéissent pas : zéro, un, soixante-six. C’est la bonne route, 66. Cinquante trois. Non, c’est moi qui suis née en cinquante-trois. Lui, il est né en novembre. Donc, onze. Le dix-sept novembre. Le jour de la Sainte Elisabeth. Sainte Elisabeth, ayez pitié de moi.
Dix-sept. Quatre-vingt-un. L’année de la chute du mur de Berlin. Octante-et-un, zéro cinq, le mois de Mai, Mai, Mai, Paris Mai, Mai, Mai, Mai, Paris...
Je chantonne ce Nougaro, la voix tremblée. Le répondeur : « Jean-Paul Bourre, je suis absent pour le moment, laissez-moi un message, je vous rappellerai. » Je parle, comme si j’avais aussi enregistré un message : « Il est dix-sept heures cinquante-six, je suis venue pour que ... (je ne fais pas exprès de bredouiller) ...tu me défonces le ventre avec ta bite. Je suis sur la place de la mairie, viens me chercher ».
J’ai prévu d’appeler toutes les heures, jusqu’à ce que tu décroches et que tu me dises : « je viens ». Dans la voiture j’ai prévu des livres, cahier d’écolier, stylo-plume, et du tabac. Je t’attendrai tout le temps qu’il faudra. J’ai déjà apprivoisé la place de la Mairie et la cabine téléphonique. Je rentre dans la voiture et je fume en relisant un chapitre de « la force des choses », roman de Simone de Beauvoir. C’est au moment où elle fait son premier voyage en Amérique, elle en est impatiente depuis longtemps et c’est grâce à Soupault, qui l’a fait inviter dans un certain nombre d’Universités pour qu’elle y produise des conférences, que son départ est organisé. Sartre connaît déjà l’Amérique, où il a rencontré une jeune femme qui a le plus joli sourire du monde et pour qui il nourrit une passion amoureuse.
Il est décidé (forme passive) que la dame viendrait en France pour tenir compagnie à Sartre pendant tout le temps que Simone est en Amérique.
La romancière développe là les ambiguïtés de ces liaisons simultanées, moteur et substance nutritive d'inspiration et de créativité artistique du mouvement existentialiste, mais aussi les malentendus auxquels elles acculent inévitablement.
Je me console de ces lignes où il est question d'aimer au delà de toute logique, hors du schéma classique où un homme et une femme se borneront à être un couple officialisé, flanqués d’enfants qui auront tous à peu près la même tronche… Ces aventures violentes et passionnelles, on a à peine assez de temps pour les vivre. Or cette femme Simone de Beauvoir, en sa qualité de Proue d’un groupe d'innovateurs en l’occurrence, était tenue d'en témoigner par écrit : de l'anticonformisme de ses relations avec Sartre, de son ambivalence sexuelle dans d’autres ouvrages…
Ma propre histoire avec Emmanuel ne m'avait pas laissé d'interludes pour prendre des notes. En privilège de mon anonymat j'étais dispensée de justifier mes choix et de produire une analyse fine de mes états d'âme. J’étais alors comme retombée en enfance, dans un état de grâce voisin de la débilité. Je me faisais des nattes et j’allais au travail avec un cartable à dos. Je ne pouvais supporter la projection d’une suite probable à cet évènement : Maman, qui avait eu cet accident cardio-vasculaire et que l’on avait amputée des deux pieds pour éviter la gangrène, resterait probablement chez moi jusqu’à la fin de sa vie !
J’avais fui cette réalité dramatique en me réfugiant dans la vie d’Emmanuel, cet enfant qui serait mon frère pour être plus forts à deux contre Maman, et qui s’était révélé un amoureux comme je savais même pas que ça existait
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre