certificat de conformité obtenu le samedi 12 juillet 2008

 Ilsafari en cabine téléphonique

 

Il est deux minutes avant dix-neuf heures.

Je vais redire le message au répondeur. « Jean-Paul Bourre, je suis absent pour le moment... ».  « Je suis sur la place de la mairie, viens me chercher, ... »

La phrase où je décris crûment l’objet de ma visite ne passe pas encore très bien, mais j’y mets cette fois plus de conviction. Je me doute que tu n’as pas envie que je connaisse précisément l’adresse de ton antre, et j’imagine que tu me bandes les yeux avec une écharpe de lin, ta préférée de Katmandou, et que tu me conduis dans les rues de la ville, et je m’abandonne à toi ; confiante et sécure comme l’enfant Jésus sur l’épaule de Saint-Christophe, et je m’accroche à ton bras où je sens battre toutes les promesses.

La semaine d’avant, je te haïssais d’avoir arraché aux tentures d’ombres poussiéreuses tous mes secrets, où j’avais cru les enfouir pour toujours, où je les croyais étouffés et désagrégés. Je t’avais rayé de ma carte, ne voulais plus entendre parler de toi, ni me livrer à la masturbation en souriant à l’évocation de ton visage et à la masse de ton corps, ni prononcer mentalement les mots que se disent les amants confirmés. Mais j’avais tout de même laissé mon travail pour écouter ta voix à la radio, puis, comme tu nous guidais dans les rues de Paris pour cette visite spéciale, je suivais sur mon plan et j’arpentais la rue des Martyrs sur les traces de Gérard de Nerval, et sur les tiennes, les oreilles d’abord bouchées au reliquat de stéarine, et puis très vite le coeur ouvert à ta voix et à tes méandres, à tes rock’n roll de derrière les fagots, éperonnés de tes cris de guerre : « Go Caïn, wachaaa,... » et je ne peux pas les dire tous... J’avais juste compris sur un signe de toi ce qu’un psychiatre n’aurait pu mettre en lumière qu’au prix de longues et fastidieuses séances dans son puant cabinet de psychiatre : le pourquoi de mon impossibilité d’entreprendre une relation normalement humaine avec un homme : c’est que j’ai peur de le perdre avant même qu’aucune relation ne soit seulement ébauchée. « Bon sang, Professeur Bourre, mais c’est bien sûr ! » m’écriais-je. J’ai fait sursauter Andréane qui jouait tranquillement, elle essayai de faire passer le chat dans un cerceau posé sur un tabouret. J’étais attendrie par les nouvelles perspectives d’épanouissement qui s’offraient à moi, à présent que j’avais pris conscience des raisons de mes difficultés relationnelles, et je me perdais dans une méditation ayant pour objet la difficulté d’être, et notamment d’être un artiste animateur de radio libre : une longue promenade solitaire le long d’une enfilade de putes, toutes occupées à parfaire un sourire radiophonique pour plaire à l’artiste, subissant, lui, les affres du choix, donc de l’erreur. C’est comme je vous le dis, Monsieur, la vie est dure pour tout le monde.

Bourre, que je nomme cette nuit mon amour unique, mon amour primal, mon amour racine, mon amour atypique, mon amour sans toi je n’existe pas, mon amour laisse-moi devenir l’ombre de ton chien...

Et toi, Emmanuel, mon amour fou... mon amour c’est trop beau, mon Roméo, mon Tristan, mon enfant, mon frère... Mon amour sur les nuages, sur un tapis volant, mon amour beau comme un archange avec tes ailes toutes blanches, tes bras lisses et fins, tes yeux clairs comme les purs fjords de Norvège, ta bouche qui fait des vagues, salée comme un océan... On s’asseyait sur la place d’Aligre, brûlante de soleil à la fin du marché, les pigeons roucoulaient à notre place parce que nous étions trop occupés à nous boire des yeux... Ensuite on descendait voir mon père, qui avait pris racine à Mouziers depuis que le fisc lui avait confisqué son appart et son bateau. Il nous faisait des frites avec du home-made ketchup. « Le type qui a inventé les frites, quand même... C’était pas un imbécile ! » Moue admirative, hochement de tête appréciateur. « Quel talent ! » Il s’échauffait : « Mais où est-il, ce brave homme, ce génie !? » On imaginait mon père prêt à le dédommager subséquemment. Il traversait d’un pas convivial la vaste cuisine. « Mais, qu’il entre ! »

Mon vieux, le gars aux frites, tu pouvais dire que sa fortune était faite ! Les bras grand-ouverts en direction de la porte, mon père déclamait avec emphase. « Qu’il entre donc, ... que je l’embrasse ! » C’est un marrant mon père. Il a toujours été un peu près de ses Santiagues, mais dans la bonne humeur. La bonne humeur c’est ça qui vous sauve la vie.

Emmanuel, lui, a perdu son père quand il avait dix-huit ans. Il écoute Ici et Maintenant depuis le début, la tête dans la radio. Quand la censure a frappé d’interdiction votre fréquence, il a dit : « ça y est, je suis orphelin ». Il connaît par coeur tous tes épisodes, il a lu tous tes livres. Toi et Didier de Plège vous étiez sa famille, ses copains. C’est un peu ça le danger de se sentir proche de vous : on vous parle comme à un pote, et le lendemain vous ne connaissez plus personne, on se fait virer comme le chien du jeu de quilles. Ainsi Nico traitait-elle ses amants de la veille... Mais, c’était Nico. Toi, Bourre, t’es qui pour nous envoyer chier ? Un écrivain, un montreur d’ours et de marionnettes, un tireur de ficelles, un druide nostalgique de ton cercle perdu...

J’ai recopié la préface d’un autre livre que j’avais apporté : “l’enfant” de Jules Vallès, pour tuer encore un peu de temps, car ma tête allait bientôt exploser de douleur dans la fumée de cigarettes et le froid qui s’étaient installés dans la voiture : je fumais sans arrêt et je ne voulais pas rallumer le moteur, je m’étais prise de haine pour la boulangère qui m’avait devinée : elle savait que j’étais venue pour te rencontrer et m’adonner aux plaisirs de la chair. Les boulangères ne pensent pas au plaisir, et non plus aux choses sexuelles : ça désacraliserait la marchandise. Je vais lui laisser croire que je vais me suicider dans ma voiture, comme Jean Seberg. Une sacré pub pour sa boutique, bien fait.

Je retourne à la cabine téléphonique, un flot de fiel m’emplit la bouche : pour quel bénéfice ai-je sacrifié une soirée tranquille, près de mes enfants, de mon chien, de mes chats, de mes vrais compagnons ? Qu’est-ce que je fais à quarante kilomètres de ma bonne couchette, de mes douillettes habitudes ? Ce type ordinaire, dans sa banlieue ordinaire, au nom de qui je passe un long moment sordide, et d’une tristesse à couper au couteau... Pour distraire mon humeur maussade je pensais à Emmanuel me déclarant un jour, pour me chambrer : « avec toi, c’est raté pour la branlette espagnole ! » Je chantonnais sur ton répondeur la chanson de Gainsbourg, celle où il évoque joliment cette fantaisie kamasoutrale : « Comment oses-tu me parler d’amour / toi qui n’as pas connu Lola Rastaquouère , » (il décrit ici le cul de Lola, dans lequel il voit pousser des renoncules et des conifères... Bon, en rimes et métaphores, le père Gainsbourg est vraiment très fort...) « Et ses seins ! Deux sphères / entre lesquelles j’abandonnai deux mois de salaire / pour y rouler mon pauvre joint... ». Y’a pas de doute, la branlette espagnole c’est meilleur en chanson. Je lui disais comment j’avais passé toute mon adolescence sans oser respirer, la poitrine serrée dans une bande Velpeau pour ne pas m’attirer les reproches... A l’époque où l’on photographiait des Twiggy, Vanessa Redgrave ou Jane Birkin, avec mes seins je n’avais plus qu’à trouver un emploi de nourrice. Un brave homme de chirurgien, le Docteur Parangon du Boucher, avait fini par accepter de me délivrer de ces deux pesantes incongruités.

Mais je me remettais à penser à toi, à la masse de ton corps sous laquelle j’ai envie de me sentir écrasée, anéantie, ratatinée, annihilée, fondue dans ton propre corps pour ne plus vivre qu’avec toi, à l’intérieur de toi, toucher ton coeur et tes entrailles de l’intérieur de toi, devenir une partie de toi. Mon amour colossal, mon amour viscéral, mon amour abyssal. Je cherche dans tes yeux un peu de tendresse, ou juste de sympathie, ou même seulement un peu d’intérêt aimable... De ce regard succinct, bovin, impassible, tu me regardes comme tu surveillerais un litre d’eau mis à bouillir pour faire cuire des pâtes : distrait et méthodique. Mais je vois que tu penses dans ta tête : « comment je vais lui exploser le cul à cette conne... comment elle va pleurer, comment je vais te la mettre à genoux ! » C’est ça que tu penses.Et c’est ça que je suis venue chercher, Bourre. Mets moi à genoux. Enfonces-toi bien dans mon ventre et cognes-moi, ça tu sais faire, Bourre... Défonces mon ventre avec ta queue. Encule moi doucement, lentement, et gonfle toi si magnifique, encule moi jusqu’au coeur. Ejacule entre mes reins, le ciel et la terre sont fracassés l’un contre l’autre, je sens ton souffle dans mon cou et je t’aime plus que tout au monde. Tu t’affaisses sur moi, je sens ton poids qui m’écrase et c’est comme si la terre me reprenait en son sein. Ta main sur ma tête, une caresse morte, mais c’est ta main qui me la donne et je ne peux rien tenir d’aussi précieux. J’entends ton coeur qui résonne partout dans ma pauvre carcasse qui tremble et te désire encore, et qui suinte l’air et le sperme que tu as inoculé. Comme on sent un peu la merde on va continuer à s’embrasser sous la douche. Je te dévore des yeux et de la bouche, je veux t’apprendre par cœur. Plus tard, lorsque nous serons séchés, j’ouvrirai mes jambes et je te prierai d’explorer l’intérieur de mon sexe avec tes doigts, avec ta langue, et tu t’enfonceras encore et tu cogneras si bien mon ventre que je nierai avoir jamais eu d’autre dieu que toi.... Mais c’est encore ton putain de répondeur qui dit que tu n’es pas là pour le moment, et la place est déserte, la boulangerie est fermée. Je vais pouvoir allumer le moteur, et faire souffler un peu d’air chaud sur mes doigts gelés, et écouter un peu de musique, ou les infos, sur la bande F.M. De toutes façons, on avait déjà un Jean-Paul. On prononce Jean-Pôl, comme dans Joseph ou Dominique. J’aime bien Bourre comme mot. C’est bourru comme un Auvergnat qui mord sa pipe. Ca roule et ça gronde comme une colère bientôt apaisée, comme l’orage qui s’éloigne. Bourre c’est chaud comme un bon matelas de laine. En plus, on peut faire quelques jeux de mots 

1.    Magnez-vous le cul on est à la bourre

2.    Allez, salut, et bonne bourre

Je n’avais plus rien à dire, alors j’ai écrit : "Bon, hé bien, salut, et bonne bourre... " (j’ai mis ma signature).

Je me suis souvenue que la soirée à Bussy n’était pas finie. J’ai imaginé que Bourre était rentré chez lui et répondait au téléphone. Que mon cœur battait à mille tours/minute et que tu me portais jusque chez toi parce que mes jambes se dérobaient à tout office. Que je piratais des plans visuels, genre tes objets familiers, chaise, table de travail, cendrier, réveil-matin. Ivre de dévotion, j’allais connaître enfin la chaleur de ta peau, j’allais toucher ta force d’homme du bout de mes doigts, j’allais être heureuse et fière que tu bandes sur moi. Or, par quelque subtilité cruelle, tu me refusais l’accès à ton paradis busséyois, et tu me prenais sans ménagement dans la cabine téléphonique, et je criais : « coupez, coupez ! mauvais ! » Mauvais scénario, acteurs fatigués et démotivés, j’étais pas loin de changer de métier et de banlieue, quand mes yeux rencontraient la couverture d’un autre bouquin :

 

« Tippi of Africa ,la petite fille qui parle aux animaux » de Sylvie et Alain Degré

 

[...] « J’avais dix-neuf ans. Pantalon noir, chemise noire, feutre noir, écharpe noire, je déclamais du Kérouac [...] J’allais mal. [...] J’ai vendu tout ce qui avait un peu de valeur et je suis parti pour New-York.  Dans ma piaule, à l’auberge de jeunesse, je relisais « trafiquant d’épaves » de Stevenson, ma bible de l’époque. Un mot glissé sous la porte : « Want to suck your dick, come to the bathroom ».  [...] 

 

Personne dans la salle de bains. Quand il retourne dans sa chambre, plus de fringues, plus de chapeau, plus de passeport, plus de Stevenson. Même les cents dollars ont disparus !

 

Allez, bon safari !

 


 

 


 
 
 
 

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