le prénom d'une fille mais ce n'est pas moi
Dans l’émission de la nuit du mercredi 20 au jeudi 21 Bourre nous raconte comment une jeune fille de dix-huit ans lui a ravi l’âme, comment et où il a passé deux heures en sa compagnie, et que le talent d’écrivain-poète n’étonne pas, car cette enfant aux cheveux noirs et lisses comme ceux d’une reine d’Egypte, à la tenue étrange d’ensorceleuse en herbe, n’est autre que l’arrière petite-fille de l’écrivain Henri de Monfreid, qui mit fin à sa vie alors qu’il en avait déjà accompli la plus grande part de trajet.
Rébecca de Monfreid. Je ressens pour la ultième fois, comme à chaque fois qu’il a prononcé le prénom d’une fille qui n’était pas le mien, cet écartèlement, cette secousse meurtrière, et c’est vrai que je n’existe pas, je ne suis qu’un leurre, un pantin de ficelle, un fantoche de la nuit.
A aucun moment je ne me suis laissé croire qu’il pourrait m’aimer de cette façon particulière qui s’appelle “l’attachement”. J’aurais crié dans mon porte-voix : “T’installes pas sur moi, Bourre, t’installes pas ! On n’est pas là pour ça !”.
Bon, il a trouvé son corbeau-femelle : j’ai rien dit...
JPB lit pour nous des poèmes-nouvelles de Rébecca. Tourmentés, macabres, excrémenteux, les yeux giclent de leur orbite, les pénis tombent sous le couperet de la folie émasculatrice. Je prends des feuilles déjà écrites sur une face, un crayon à mine de plomb, et je fais un poème libre pour Jean-Paul et Rébecca. C’est pour conjurer le sentiment de jalousie, pour ne pas me laisser voler mon temps. Pour ne pas tomber dans le panneau
21 février 2002
Jean-Claude, non, Jean-Jacques, merde c’est pas ça non plus. Jean-Eudes, Jean-Michel, Jean-Gérard, Jean-Paul, c’est ça, Jean-Paul, JEAN-PAUL
C’est la guerre : je suis un indien tapi dans le buisson. Je ne savais pas pour Roxane, enfin, non : Rébecca... Le corbeau-femelle. Enfin tu l’as trouvé, le corbeau qui va rester perché sur ton épaule ! Tu vois comme la Mort t’aime. Elle voulait juste un sourire de toi.
Tu devais lui dire : “Viens boire un godet avec moi dans ce Pub qui surplombe la gare”. Et à elle de t’expliquer maintenant comment elle a agencé ses aiguillages. Alors, heureux d’y voir plus clair ?
La Mort est douce et anguleuse, noir bleutée, métallique, elle te raconte ses vitraux de vomissures mais il n’y a rien de sale, faut bien que tout le monde bouffe et ces reliefs, résidus, reliquats, c’est tout ce dont elle se gave, la Mort... et ce joli corbeau sur ton épaule est devenu ton emblème : la Mort ! Tu passes tes doigts sur ses plumes bleu nuit et tu dis aux passants qui vous regardent, dévorés d’envie et de jalousie : “Je vous emmerde, bourgeois, huissiers, mauvais fêtards, lâches, impénitents nostalgiques de votre vie gaspillée à avoir peur...”
Rébecca, joli oiseau de la désagrégation de mon amour, corbeau femelle sur son épaule, tu n’es pas seulement belle, tu es la compagne de tous les tourments dont il n’a pas pu me parler. En une heure vous étiez déjà devenus un couple d’inséparables, et Jean-Paul me croassait de son bec noir des excuses et des consolations.
Je ne sais de vous deux qui j’aime le mieux : toi, Mort, chère rivale, qui m’enlève mon bébé pour le manger et qui en tombe amoureuse à ton tour, bien fait ! Ou toi, Homme, que j’idolâtre sans forcer bien six-sept heures par semaine, tu as eu raison de ses pièges, tu as inoculé ton virus à la Mort elle-même, et tu vas lui arracher les plumes, une à une, et tu écriras des pensées sépulcrales, un axiome lugubre par plume arrachée ! Pour l’heure, tu l’endors, tu la flattes, tu la promènes sur ton épaule, et tu l’exhibes au monde : “Voyez, ma nouvelle conquête ...”
Jean Paul me félicite, il aime ces lignes écrites à la volée. Il me donne hors-antenne le numéro de téléphone de son ami Marc-Louis Questin, écrivain ésotérique, qui cherche à rassembler des poèmes naïfs pour constituer une anthologie.
O.K. ça roule. Le tourbillon géant se déguise en petite brise légère et sucrée. Je crois voir Mary Poppins, dans un élégant tournoiement de parapluie, se poser gracieusement sur le toit.