Il ne fallut pas longtemps à Léo pour qu’il remarque et s’inquiète de mon défaut d’assiduité fébrile à mon poste de nuit.
Je ne brûlais plus les heures où tout est calme à entraîner ma dextérité sur le clavier azertyuiop, que j’avais adopté pour compagnon de bonne fortune après que le piano ait été vendu, l’hiver d’avant.
Je m’étais accommodée de cet autre outil à délier les doigts, je l’avais accueilli comme un guide qui apparaît providentiellement au moment où la peur prend au ventre parce que le jour décline et que l’on n’a pas l’ombre d’un plan pour s’installer et attendre l’aube en relative sécurité.
Il émanait maintenant de mon labeur nocturne une languide mollesse qui donna à penser à mon fils, ami et allié, que j’avais renoncé à terminer mon ouvrage. Je fus heureuse de pouvoir lui dire qu’au contraire, j’en avais terminé avec cette tâche. J’avais livré ma chair vive au fil des mots et des pages, et les poèmes que j’avais écrits offraient à mon âme broyée un écrin secret où se lover. J’attendais que le temps magicien, seul remède connu à la maladie d’amour, oblitère mes souffrances. Et lui, fut très content de pouvoir dorénavant me présenter à ses copains comme une maman qui avait écrit un livre. Ils venaient me saluer en feûtrant leurs inflexions vocales de l’admiration et du respect qu’il est d’usage de témoigner aux gens très instruits et très talentueux.
Or, je n’avais rien fait que de très basique : j’ai commencé à apprendre à lire et à écrire à l’âge de trois ans, comme la majorité des enfants qui sont nés en France une dizaine d’années après la fin de la seconde guerre mondiale, et qu’on a mis à l’école pour qu’ils deviennent des bons citoyens. Ecrire, c’est un réflexe acquis. L’envie d’écrire pour s’exprimer, informer, transmettre, peindre de petites scènes de vie quotidienne, raconter sa première expérience de plongée sous-marine ou son baptême de rave-party, libérer son coeur trop lourd sans risquer sa confiance au creux d’une indigne oreille, peut saisir quiconque a appris à former les lettres d’un alphabet et à les assembler.
Le droit d’écrire n’est pas réservé aux seuls écrivains reconnus par leurs pairs d’Académie. Lorsque le marché est saturé de fruits en surproduction, les agriculteurs furieux protestent en déversant l’excédent sur les routes et devant la préfecture. En voilà des manières. On devrait pouvoir s’organiser pour profiter durablement de cette abondance : faire des confitures, distiller des alcools. Alcools d’oranges... Gnôle de fraises ... Confitures de courgettes ... Les écrivains patentés grognent de perdre le monopole de proposer, d’imposer à notre rusticité grossière leurs propres angles de vue sélectionnés, raffinés et présentés dans les formes pures et estampillées d’une langue qui n’évolue qu’en proposant à l’usage parlé et écrit des traductions maladroites en substitution aux mots d’origine anglo-saxonne qui sont déjà adoptés et employés couramment par le pauvre peuple.
Il faudrait au contraire rendre obligatoire à tout individu de culture européenne la production d’un livre (par période de cinq ans semble une juste moyenne : on n'est pas des sauvages).
Thème au choix, rigueur facultative. Peut être les gens découvriraient-ils alors que leur vie est mêlée à celle des autres. Et que leurs idées communes et leurs idées divergeantes peuvent être argumentées et débattues. Peut être prendraient-ils pour habitude le mécanisme de la réflexion préalable avant de dire n’importe quoi. L’écriture est un exercice structurant pour nos cerveaux formatés au système d’exploitation standard.
Que les poètes maudits se rassurent, ils n’en crèveront pas moins dans la misère à l’instar de leurs illustres aînés, et ce indépendamment du nombre de livres écrits par an, tous styles et toutes filières de production confondus.
C’est ainsi que je présentai mon essai à ces jeunes curieux de home-made littérature, parce que j’étais moi-même curieuse de l’intérêt qu’ils y porteraient peut être. La situation décrite était inextricable : avais-je réussi à en disposer les différentes lignes assez intelligemment, et assez intelligiblement ? L’ensemble des informations offrait-il une cohérence suffisante pour supporter un examen méticuleux, et susciter une réflexion logique ? Percevraient-ils la sincérité de ma supplique, mon besoin d’être entourée et assistée, feraient-ils pour m’aider le bouclier humain contre les injustices que ma vulnérabilité de solitaire attirait sur moi ?
Ou est-ce que je resterais pour eux une étrangère, la maman d’un de leurs amis ? Allaient-ils me glisser entre les mains une réglette graduée de zéro à dix et me demander de positionner le curseur sur l’un des chiffres intermédiaires : “Allez mamie, montre-nous jusqu’où t’as mal ” ? C’est ainsi que l’on demande aux patients en phase terminale de longue maladie d’indiquer le degré de leur souffrance. Et devineraient-ils que cet étalage de mes fantasmes sexuels ne m’avait pas été dicté par une vaine prétention provocatrice ? Comment entendraient-ils ce bestial hurlement à l’amour, eux qui en étaient encore à se demander, occasionnellement, pourquoi et comment il faut tirer la langue pour embrasser la bouche d’une fille ?
Je ne pouvais envisager mentalement de livrer ces paragraphes à leur lecture sans voir surgir des censeurs en eau de toilette de luxe et cravate de soie, me poussant sans ménagement au fond d’un cachot suintant de salpêtre pour “tentative de corruption de la jeunesse”, “incitation à la débauche sur mineurs de seize ans” et autres crimes réprouvés par la morale et punis par la loi.
L’appartement n’offrait pas, par sa surface et sa disposition, de retranchement où je puisse jouer avec élégance le rôle de la chochotte qui, toute incroyée d’avoir pu écrire un truc aussi génial, attise autour du sujet un feu de clandestinité scandaleuse, éparpille ponctuellement des indices séducteurs, mais se rétracte devant l’énormité de son audace et prohibe jalousement la divulgation du secret qui avait suspendu les souffles....
Voici le compromis qui avait enfin recueilli les suffrages : un exemplaire du manuscript serait confié à chaque étudiant dont l’un des ascendants au moins travaillait, soit directement dans une maison d’édition, soit par extension pour un quotidien ou hebdomadaire comportant une rubrique s’intéressant aux nouveautés dans le monde de la littérature. L’on se présentait en annonçant : “ma mater travaille dans une boîte de livres”, ou “mon daron connaît quelqu’un qui s’intéresse aux nouveaux auteurs”, et aussitôt surgissait de derrière les fagots un exemplaire fraîchement relié, avec de la ficelle de cuisine désormais, car j’étais en rupture de stock de tissés à mes armes.
Une demi-douzaine d’exemplaires étaient à présent en circulation, et pour ne pas laisser s’essouffler l’enthousiasme j’en confiais un à ma voisine de jardin, qui tourne dans le circuit elle aussi et a souvent du beau linge pour dîner. Un dîner de beau linge est une cérémonie au cours de laquelle une liasse de feuillets dactylographiés est métamorphosée en centaines ou milliers de vrais livres en dur, que l’on empilera par la suite les uns sur les autres dans des librairies ou des espaces culturels forums, à la disposition des amis de la lecture qui pourront investir dans l’achat d’un exemplaire.
Un soir, un grand vent de paranoïa s’engouffra dans mon antre. Je soupçonnai soudain chaque être humain ou assimilé de vouloir plagier mon œuvre pour me léser du profit que je commençais à en attendre. Je décidai d’une expédition “chasse aux exemplaires distribués”, qui me mena chez d’autres voisins, dépositaires d’un ixième exemplaire confectionné pour eux, puisqu’ils entretenaient un contact épisodique avec une aïeule ex-lectrice d’une maison d’édition de prestigieuse renommée, et qu’ils espéraient à l’heure du thé, quelque jour dans les mois à venir.
Un appart canon au dixième étage dans la grande structure qu’on appelle le bâtiment des Américains (construit en 1952 pour recevoir les délégations de fonctionnaires de NATO et de SHAPE détachés en France avec leurs familles). Du balcon on voit une large boucle de notre fleuve, la Seine, et Paris tout entier qui scintille glorieusement sous le ciel noir. Inlassable émerveillement devant le panorama qu’offre cet angle insolite en surplomb de la capitale, mais j’éprouvai un étrange état de panique en face de leur torpeur douillette de bourgeois bien calés dans une vie plan-plan, en réalisant tout à coup qu’ils avaient mis à reposer entre deux services de vaisselles précieuses ma fièvre d’adoration, mon délire ardent, mon urgence d’amour.
Moi qui voulais voir mon histoire vivre au grand air, partager ma douleur avec des gens qui m’auraient mis en gestation dans leur besace pendant les heures de bureau et m’auraient assise sur leurs genoux dans le métro pour me regarder vivre une trentaine de minutes, avant le J.T. et la soupe du soir.
Moi qui avais voulu faire exploser ma passion comme une bombe dans les trains de banlieue, que les travailleurs et travailleuses exténués de la journée passée oublient leur manque à gagner et retrouvent dans mes lignes un peu de leur propre enfer, un peu de l’épreuve d’aimer à laquelle nous sommes tous voués, attirés par la grande fournaise où nous pourrions marcher sans connaître le supplice, transcendés par l’incroyable puissance du tourbillon de désir de se recoller avec cette autre moitié de nous-même qui vient à la rencontre.
Je voulais recueillir jusqu’à la moindre parcelle de sympathie diffusée par le plus rustaud des lecteurs potentiels de ce texte, pour composer une mosaïque infinie où l’on pourrait voir en un seul coup d’oeil la naissance de l’univers engendré par le regard que deux êtres posent l’un sur l’autre pour se découvrir dans leur innocence originelle.
Je voulais que le chant de mon orgasme virtuel et chaste couvre en intensité le fracas des ciels déchaînés, et en pérennité l’Om des bouddhistes, et en justesse le point d’impact entre le cri de douleur et le cri de joie.
Je voulais pouvoir revivre éternellement ces secondes vierges de toute dénaturation préalable qui se dissolvaient dans l’absolu au rythme phénoménal, inconcevable, de l’univers dans son travail d’expansion perpétuelle.
En résumé, j’avais laissé quelques clones de mon nouveau-né à des gens de mon entourage géographique très proche, qui avaient promis de s’en bien occuper jusqu’à ce que je relève de couches.
Le temps était venu de récupérer mes clones. Au moins ceux que les familles d’accueil avaient relégué dans leur Musée des Probabilités Spéculatives, et où ils s’asphyxiaient d’ennui et d’anonymat, dans le chagrin sensible de ne servir à rien.