certificat de conformité obtenu le samedi 12 juillet 2008

cash 02


J’avais maintenant contracté l’addiction à “parler par écrit” pour meubler le silence de la nuit ; l’ombre de l’Orphée qui m’avait laissé aux Enfers était la seule zone où je puisse m’abriter pour échapper aux radiations cuisantes de la vie qui continuait.

Inguérissable, je continuais à écrire ce même livre, comme un prisonnier qui fait les cent pas dans une morne cour de prison, inventant des dialogues, traduisant en mots mes impressions sensorielles, émaillant d’alexandrins ma prose cacophonique, mesurant, réajustant l’ampleur du drame, rabotant mon cynisme morbide et réduisant mes dérapages atypiques à des doses politiquement tolérables.

Je poursuivais mon dithyrambe romantique à un homme que je ne parvenais pas à cesser d’aimer. Je ne pouvais décemment pas conclure cet épisode par un zoom arrière sur la colonne des Fous de Dieu avançant dans la terre glaise d’un champ de Beauce comme une poignée d’éclopés rescapés de l’Armageddon.

Je continuai à désirer ce psychomaniaque qui m’avait arraché au sommeil d’hibernation où je m’étais séquestrée depuis une vingtaine d’années et qui, s’apercevant qu’il s’était trompé de Princesse au Bois Dormant, me jetait dans les ronciers et prenait la fuite vers la quête d’un Graal plus photogénique.

De quel droit m’avait-il réveillée du rôle de vivante en veille où je trouvais enfin quelque ersatz de confort ? Au nom de quelle fantaisie cruelle me provoquait-il à chacun de ses passages à l’antenne ? En quoi étais-je différente de n’importe quelle fidèle ordinaire pour croire si fort que c’est à moi qu’il s’adressait ?

Je devais porter à la connaissance de la faune branchée de l’underground littéraire parisien que, si mon nom était désormais indissociable du sien, je me disculpais de toute participation volontaire. J’instruirai les paumés en débâcle de cette Cour Enchantée des Miracles Joyeux d’une analyse détaillée du préjudice dont j’estimais avoir été victime. Je remonterai sur le brin de laurier où je faisais ma sieste léthargique, le jour du quatorze juillet inclus, à l’écart de la place publique, contemplative et bucolique, dégrevée de la rançon à acquitter pour la jouissance d’une factice notoriété locale, le cœur léger de pouvoir chantonner Brassens en haussant un sourcil, en attendant que passent la caravane et les chiens aboyeurs.

Ma philosophie de bazar n’était pas compatible avec les turbulences du monde. Le Capitaine Haddock de la littérature ésotérique m’avait harponnée et hissée sur son cargo-poubelle, et sur un ordre de lui donné du bout du menton je m’étais enivrée de la liqueur surette, aigre, toute arsenic et vieilles dentelles qu’il garde à macérer pour réconforter les presque-noyées qu’il repêche à la désœuvrée, et dont il aime à goûter parfois les chairs moelleuses, attendries par leur séjour entre deux eaux.

Je fabriquai pour suite à mon long poème d’amour une manière d’épilogue où je racontais comment, ramenée de force à la célébration de la vie, je ne pouvais laisser à mon sauveteur le mérite d’avoir fait œuvre salutaire. Il avait interrompu le processus de dessèchement que je m’imposais comme une discipline ultime. Bientôt désimpliquée de ces histoires de vivants, bientôt ensevelie dans les poussières de l’oubli, je m’éloignais des tourments virulents, insipides, écœurants, qui sont le lot de la communauté humaine.

J’avais fui la lumière sale des flambeaux de suif que portent haut les inquisiteurs des temps modernes. Je m’étais retirée des sphères où la créativité est une déesse adulée et portée en triomphe. Je n’attendais plus rien que l’annonce du retour de Jésus-Christ, dont je n’étais d’ailleurs pas trop impatiente, n’étant pas absolument sûre de n’avoir rien à me reprocher. Je n’étudiais plus aucune proposition, j’étais guérie du mal de vivre.

Et voici qu’un homme invisible costumé en Merlin l’Enchanteur, un faiseur de supercheries, un diseur d’histoires sans il était une fois et sans ils eurent beaucoup d’enfants, d’un regard et d’une phrase avait ébranlé mes reins et mon ventre et semé le désordre dans la simplicité de ma logique, dans la tranquillité de mon pessimisme.

Il avait ressuscité les chimères de l’illusion, et un espoir sourd m’envahissait sans que je puisse en justifier la raison. Mon corps était devenu léger. Tous les êtres humains qui peuplent la terre avaient disparu. Je marchais seule dans des forêts enchantées, immense, souple, rapide comme un guerrier de l’armée victorieuse, et les arbres flamboyant de majesté murmuraient des éloges à mon passage.

Dans ce chapitre de dernière heure, j’anticipais la soirée du lendemain qui se préparait chez l’Hôtesse, la garante du haut lieu d’échanges et de confrontations artistiques où l’écrivain dont je parle a ses habitudes, où se réunit rituellement son Cercle de Poètes, et quelques amoureux des livres, bouquinistes, sculpteurs, savants fous d’explorations en zones interdites, quelques éditeurs pour donner de la consistance et éventuellement une valeur marchande à l’aura impalpable de ces Jean-de-la-Lune de Caniveaux, et des jolies filles pour dessouder les ankyloses et rafraîchir les inspirations.

Je tirai une huitaine d’exemplaires pour distribuer à la cantonade. J’avais tombé la perceuse, puisque les magasins proposent à la vente du papier blanc format A4 déjà perforé bien proprement, et je reliai les feuillets avec de la bonne vieille ficelle.

Mais ce n’était pas autour de mon ouvrage que les élus étaient venus se rencontrer. Cette soirée était consacrée à la dédicace du plus récent livre de B., “Tarzan et moi”, le récit léger et humour-amer d’un homme qui se découvre soudain empâté dans une société de consommation dont il continue à goûter les multiples avantages tout en en dénonçant les dangers et l’urgence de fuir.

J’y étais conviée par Marc-Louys, à qui la qualité d’écrivain consacré et l’allure raffinée et discrètement énigmatique donnent privilège de participation souhaitée à tous ces rendez-vous d’artistes. 

J-P B est debout dans ce salon aux tons mêlés. Exotisme, rusticité, design et fauteuils en cuir râpé récupérés à l’encombrant accueillent avec tendresse les têtes de papier mâché qui tiennent conciliabule dans les recoins tamisés, les collages de coupures de presse et de photos d’hommes politiques habillent les pans de murs que les livres et les C.D. n’ont pas encore pris en force.

Je passerai cette nuit à m’imprégner de ces petites séquences imprévues, de la grâce brillante de tous ces gens qui se parlent en souriant comme s’ils étaient depuis toujours les meilleurs amis du monde, sans défiance, sans recompter leur monnaie, sans avoir souci des torts auxquels ils s’exposent par leur présence ni des propos blessants qui seront tenus contre eux, demain, un autre jour, peut être pas ... 

Ils pratiquent comme un métier l’art de vivre en ville, dans un mi-lieu où l’enjeu est de faire connaître et reconnaître son nom et son visage. Un doigt est-il levé dans votre direction et votre nom dans le même temps prononcé avec fermeté, voilà, c’est fait, il ne vous reste plus qu’à attraper une coupe de champagne et à faire fuser un franc éclat de rire dans le brouhaha ambiant. Vous voilà reconnu, inscrit au Hall of Fame.

 Moi je n’étais venue que pour voir B. de près, le regarder, l’entendre, peut être lui parler, essayer de frôler un morceau de son vêtement, j’ai eu tout ça.

Sa nouvelle petite amie est arrivée, mon cœur a implosé et j’ai dû danser tout le reste de la nuit pour ne pas perdre le contrôle de mes mouvements. Ne pas perdre l’équilibre. Ne pas tomber, trahie, reniée, dans l’insondable gouffre de l’invraisemblable réalité. Bourre avait gratifié de la chaleur que je réclamais une Néfertiti de banlieue, si parfaite dans les contours de sa personne et de son visage que je ne pouvais que cautionner le choix de l’ogre.

Plus tard, c’était sa femme S... qui était là. J-P lui disait mille compliments et mille gratitudes, en souvenir des orgasmes qu’il avait pris dans sa bouche, préservant ainsi la pudeur de cette jolie jeune femme qui avait porté dans son ventre deux enfants pour lui, pour qu’il se sente moins vain.

L’aube s’est levée. Un dernier baiser envoyé du plus profond des yeux et j’étais retournée à la rue, pieds-nus, je suis allée chercher Andréane que j’avais confiée à Chantal pour cette nuit-là.

J’avais distribué tous les exemplaires de ma petite nouvelle érotique. Un pour notre Hôtesse, qui s’était mise à flipper parce qu’un invité surprise avait cassé un cadre dans sa salle de bains, Un pour Jeanne, une petite gonzesse tous caractères sexuels secondaires dehors et fière lutine, qui me répétait : “mais qu’est-ce que tu te mines la tête pour ce mec, tu vois pas comment il se la pète ce macho ?” Un pour un tout jeune éditeur en quête de manuscrits, donc ça tombait bien qu’il se trouve dans les parages. Un pour Marc-Louys, parce qu’il est soigneux et qu’il avait envie de le lire. Je crois que j’en ai confié un à S... Il était tard et j’avais bu pas mal de champagne.

Je suis sûre que j’en ai donné un à Elie, le poète si doux et si gentil qu’il laisse ses manchettes de chemise s’effilocher autour de ses poignets comme un instituteur de primaire laisserait ses élèves s’égrappiller autour d’un ballon de foot dans la cour de récréation même après que la cloche ait sonné : Que cela soit !

Elie sourit, les yeux attendris, d’un sourire inhérent à la structure de son visage. Un sourire comme un feu couvé, encadrant et équilibrant tout son être aussi naturellement que Saturne est entouré de ses anneaux.

 

 

  

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