certificat de conformité obtenu le samedi 12 juillet 2008


Pour en revenir à notre sujet, voilà : je ne suis bonne à rien.

Je sais tout juste faire quelques accords sur une guitare, sur un piano aussi, et pour ne pas laisser s’engourdir mes doigts lorsque je n’avais aucun de ces instruments à disposition, j’ai appris à taper à la machine, clavier azertyuiop.

Ensuite, les ordinateurs sont arrivés et j’ai pu me familiariser avec la technique primaire de mise en forme de textes.

 Pour les réussites je n’ai pas eu de mal car je savais déjà les faire :


fig. 1

 


Je n’ai pas tenu bien longtemps au sein du groupe de travail où mes services de dactylographe sur ordinateur avaient été retenus.

Non que je ne fusse à la hauteur de la tâche proprement dite. C’est ma “morbidité suicidaire incompatible avec le dynamisme d’une équipe” qui a permis au médecin-psychiatre du comité médical de conclure que je pouvais bénéficier d’une mise à la retraite anticipée.

Ainsi, en bonne retraitée par anticipation sachant lire et utiliser le traitement de texte installé sur l’ordinateur, en bonne citoyenne soucieuse de ne pas faire de vagues, d’attendre gentiment que mon étoile effondrée me rappelle en son attraction gravitationnelle, je me laissai happer par une infernale passion amoureuse, d’une violence insupportable et aux issues vraisemblablement catastrophales, et en consignai soigneusement les étapes sur support informatique, entre deux séries de réussites récréatives.

Le fort du périple ayant été consommé, et pressentant la venue imminente d’activités d’une autre étoffe que cette vaporeuse toile tissée de fantasmes et d’élucubrations poétiques, je décidai de conclure ma petite nouvelle érotique par une “scène ouverte”, dans laquelle les héros protagonistes avaient une occasion de se rencontrer... Le descriptif du déroulement de la soirée capitale était donné en hypothèses, et les développements envisageables, posés en filigrane sur les toutes dernières pages, suggéraient qu’une suite était à paraître, et qu’un dénouement allait être révélé.

 Savourant gravement l’étrangeté amère de ce bonheur en suspens dans l’air, dans les objets alentour, dans le ronronnement léger et constant du moteur de la vieille bécane, je me félicitai d’avoir pu aller jusqu’au bout de ce devoir d’écriture. Mon idée n’avait pas pris la forme bien travaillée, bien présentable, bien littérairement convenable qui m’aurait garanti l’octroi de ma Carte de Membre du Club des Ecrivains Sérieux qui passent à la télévision pour expliquer ce qu’ils ont voulu dire par telle phrase ou tel mot.

Encore un gros morceau pour moi, aussi évident soit-il qu’un auteur de livres doit être médiatisable, donc original, ou intéressant, ou le plus jeune de sa corporation (il prend alors la qualité de “prodige”), ou carrément provocatoire, présenter, enfin, un signe distinctif qui fasse que l’on dispose d’un argument de promotion pour son ouvrage, puisqu’il s’agit de le vendre. Les écrivains payés à la ligne qui mâchent des grains de café assis sur le poële à bois et relavent dix fois la même paire de gants pour faire leur promenade jusqu’au centre ville, c’est devenu de la science fiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais en cet instant que je raconte je sais que tout est là, sur le disque dur, pas une page, pas un mot, pas une virgule qui ne puissent se perdre, aussi vrai que depuis onze ans je n’ai pas perdu le trois de trèfle du jeu de cartes à faire mes réussites récréatives.

Mon essai raconte l’enfer que je viens de frôler. L’impression est en cours et s’il n’y a pas bourrage, en une vingtaine de minutes je pourrai palper, soupeser, humer l’odeur d’encre et de papier tiède du fruit de ma peine au long cours.

Voilà mon manuscrit et je peux déjà rêver à en rapporter la chronique : ce qu’il m’en aura coûté de larmes, de dépens de papier et de voyages en errance avec ce manuscrit en bandoulière tel le poète maudit moderne qui n’avait que trop gaspillé son temps dans un bureau avec des imbéciles, déchiré de ne pouvoir afficher ostensiblement son potentiel artistique parmi des jaloux ; déjà je peux répertorier les chapelets de sornettes égrenés par les éditeurs frileux refusant de  miser sur moi, évaluer le poids de la pleine charrette des espoirs non-aboutis.

Déjà des titres accrocheurs fourmillent aux frontières de mon inventivité créatrice : “arc-en-ciel radeau”, “arc-en-ciel de nuit”, “un arc-en-ciel peut en cacher un autre”, “arc-en-ciel zig-zag”, “un arc-en-ciel dans mon tiroir”,

Et des sous-titres menaçants comme des slogans publicitaires : “raconte-moi comment tu te vends, je te dirai combien tu vaux”, “tout commence à la dernière page”... Et mon cœur en charpie veut sortir de la gibecière, sécher ses plaies, entendre le chœur de la consolation collective, connaître une manière d’apaisement, se recoudre aux points de rencontre de la nostalgie et de l’espérance, les deux inséparables sœurs qui se fuient l’une l’autre à grande douleur, dans le crépitement de l’imprimante qui fabrique une piteuse liasse de septante pages sur lesquelles j’avais étalé ma cervelle en vrac pour essayer d’y remettre un peu d’ordre.

 

J’imprimai trois exemplaires. Un pour moi, un pour Emmanuel, et un exemplaire de secours.

Avec ma perceuse, je pratiquai des perforations pour passer des “tissés” (l’interminable ruban brodé sur toute sa longueur au nom de l’enfant qui va partir en colonie de vacances, que la maman coud par morceaux à points hâtifs sur les vêtements et le linge), car il me restait en héritage un tel ruban marqué à mon nom. Mon nom d’état civil. Car j’avais signé mon oeuvre du pseudonyme de “Lakma de Kermal”, dont voici expliquée l’origine de fabrication.

Parmi les parents des copains des enfants il y a une maman qui s’appelle Laurence, pareil que moi. Pour contourner le phénomène de double emploi, source de confusion, j’avais proposé que l’on me nommât par mon nom de famille : Freitag, qui est joli, amusant, et auquel j’ai eu le temps de m’habituer.

Mais, quelle que dose de suavité qu’ils déploient pour le prononcer, une nuance de familiarité vulgaire résonnait avec le mot, le rendant désagréable à entendre et falsifiant la spontanéité de la prise de contact.

Alors, j’ai constitué un surnom en gardant les deux premières lettres de mon prénom usuel Laurence, suivies du K pour résumé phonétique de la première syllabe de mon second prénom, Catherine, et ajoutant enfin les deux premières lettres de mon troisième prénom, qui est Martine. Lakma, imperturbable, lointaine, voilait le mystère de ses origines sous les consonances d’un nom de princesse arabe, d’espionne hongroise, de déesse indienne, de guerrière scandinave, de prêtresse inca, de divinité tahitienne. La sonorité me plaisait, l’idée de répondre à un nouveau prénom me rendait voluptueusement étrangère à moi-même,

je devenais intouchable. La femme qui souffrait du mal d’amour tout au long du récit n’était plus moi. Cette altération d’identité mettait entre l’amoureuse virtuelle et moi-même une distance apaisante et fraîche comme un fjord. Une mue hors saison, qui semblait augurer du meilleur déroulement d’un processus de cicatrisation pour toutes les meurtrissures subies au nom de la passion qui m’avait tourmentée si fort et si longtemps.

Quant au reste du pseudonyme, “de Kermal”, la particule “de” affichait mon très inoffensif snobisme, le “Ker” revendiquait mon quart de sang breton, et le “mal” mettait en lumière à quel point j’avais eu mal, et combien j’étais encore mal.

De Kermal, je suis mal. Mal de chez mal ...

Ainsi ficelé, sur ce papier un peu grisâtre vendu sous le label 100% recyclé, mon ouvrage offrait un sympathique cachet d’authenticité artisanale. Il aurait, au pire, sa place dans une collection d’objets hétéroclites, si une telle collection existe.

Dans le cas contraire, ces feuillets A4 de papier écologique reliés gauchement par des petits rubans où on lisait mon nom constituaient déjà un émouvant spécimen de point de départ.

Une pièce inestimable, sosie outre-atlantique d’un “premier dollar” de milliardaire, le dollar encadré sous verre et accroché au mur, parant d’une auréole rectangulaire la tête du Boss assis à son poste de travail.

Une bizarrerie anodine, plus précieuse que le sou fétiche de l’Onc’ Balthazar Picsou.

Tel était mon état de fatigue extrême, à l’instant où j’achevai ce petit livre. 

 

 

   <cite>pluq59.free.fr</cite>
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